Conflits oubliés : Myanmar
Liste des abréviations
ASEAN Association des Nations d’Asie du Sud-Est
KIO Kachin Indepeneance Organisation
KNA Karen National Army
NUG National Unity Government
KIA Kachin Independence Army
KNU Karen National Union
KNLA Karen National Liberation Army
AA Arakan Army
TNLA Ta’ang National Liberation Army
MNDAA Myanmar National Democratic Alliance Army
NLD National League for Democracy
NCA Nationwide Ceasefire Agreement
INTRODUCTION
Les Rohingyas, minorité musulmane, sont persécutés depuis des décennies au Myanmar. Près d’un million d’entre eux vivent dans des camps de réfugiés dans le district de Cox Bazar, au Bangladesh, après avoir fui la répression menée par l’armée dans l’Etat de Rakhine, en 2017. Ces persécutions se poursuivent à l’heure actuelle au Myanmar. Elles sont un type des nettoyages ethniques que l’on a pu observer au 21eme siècle. Le sort de cette communauté, qui illustre l’impuissance des acteurs internationaux à protéger une population dont le gouvernement dénie l’existence, est devenu emblématique de la situation au Myanmar. Pourtant, la persécution de grande ampleur de ce groupe ethnique n’est qu’une composante d’un conflit qu’on fait émerger des processus beaucoup plus anciens et complexes.
La guerre civile au Myanmar est l’un des conflits les plus longs et complexes, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Revenue sur le devant de la scène en 2021, à la suite du coup d’Etat de la junte militaire, elle oppose à l’Etat central des groupes armés aux motivations diverses. Une multitude de facteurs la caractérisent : aspirations à l’autonomie, nettoyages ethniques, ou confrontation institutionnelle.
Quels sont les moteurs de ces dynamiques? Comment ont-ils produit des trajectoires propres au contexte national? Pour tenter d’en expliquer l’origine et les aboutissements, cet article se penchera sur plusieurs événements clés. Il abordera les évolutions institutionnelles du contexte colonial, en passant par l’indépendance, la transition démocratique, et enfin le retour de la junte militaire pour tenter d’expliquer les ressorts du conflit en cours.
Contexte colonial et naissance du complexe militaire
Occupé par les Britanniques dès le 19ème siècle, le Myanmar, (autrefois appelé Birmanie), ne constituait pas un objectif stratégique pour l’Empire, mais plutôt une zone tampon entre les Indes et l’Indochine française. Intéressée par l’extraction de ses ressources, l’autorité coloniale n’avait pour projet sociétal que d’y maintenir l’ordre. Il lui fut toutefois difficile de s’appuyer sur un ordre précolonial, que les guerres anglo-birmanes avaient considérablement affaibli. Pour faire face au risque d’instabilité, les Britanniques instaurèrent un système de discrimination ethnique, accordant des privilèges politiques aux populations Karen et Kachin, laissant les Mon relativement tranquilles, et rejetant au bas de la pyramide sociale le groupe majoritaire des Birmans. Cette politisation des ethnicités prit un premier tournant lorsque l’armée coloniale britannique se mit à recruter parmi les ethnies “privilégiées”, renforçant leur identité ethnique, relativement peu développée avant la colonisation. Face à l’agitation des populations birmanes qui se trouvaient discriminées, l’autorité coloniale en vint à s’appuyer exclusivement sur la force militaire pour maintenir l’ordre. L’armée devint le symbole de l’élitisme, face auquel se développa un nationalisme birman, jusque-là embryonnaire, dont les partisans craignaient que les autres ethnies, devenues rivales, ne deviennent trop puissantes. L’interférence britannique donna donc naissance au nationalisme dans les divisions ethniques.
A rebours de cette politique, l’occupant japonais, pendant la Seconde Guerre mondiale, exploitera le nationalisme birman, équipant et entraînant militairement le mouvement, afin de le retourner contre les Britanniques, et élevant l’ethnie birmane au statut auquel elle aspirait tant. Les nationalistes birmans resteront au pouvoir, formant la nouvelle élite ethnique d’après-guerre et l’appareil militaire pris de fait le pas sur toute autre institution de gouvernance1. Les aspirations séparatistes des autres ethnies naquirent à ce moment.
Ce qui devint l’état central entreprit une vaste politique d’homogénéisation de la population, la “birmanisation”. Ce processus s’étala sur des décennies de propagation d’une culture nationale, institutionnalisée par des infrastructures spécialement dédiées tels des musées ainsi que des programmes scolaires ethnocentrés, bannissant toute autre langue que le birman, menant dès lors à une polarisation de la société, les ethnies minoritaires devenant “les autres” par construction culturelle. (ethnies minoritaires)2. Les Forces Armées du Myanmar, appelées Tatmadaw restèrent au sommet de cette structure jusqu’à l’élection d’un gouvernement civil en 2016.
La politique de cessez-le-feu et l’impossible construction de la paix
Les mois qui suivirent l’indépendance du pays en 1948, ainsi que le début de la dictature militaire de 1962, virent l’émergence de groupes armés ethniques dont la lutte contre le pouvoir central visait avant tout à obtenir l’autonomie de leur territoire. Une politique de cessez-le-feu se mit en place au cours des années 1990 et 2000. Sous l’effet du manque de ressources, de l’épuisement matériel ou de contraintes tactiques, les groupes armés signèrent tous avec le pouvoir des accords de cessez-le-feu, dont le contenu ne signale aucune solution politique majeure. L’Etat central n’avait pour sa part nullement l’intention d’atténuer ou de repenser sa politique de birmanisation, ou de reconnaître l’identité multiculturelle du Myanmar (renommé comme tel en 1989). Cette dynamique n’a pas non plus altéré les aspirations à l’autonomie des ethnies minoritaires. Les accords de cessez-le-feu, dans l’histoire contemporaine du Myanmar sont donc à considérer comme des solutions à court terme, plutôt que comme des facteurs de changement. Par exemple, l’Organisation de l’Indépendance Kachin (KIO) et sa faction armée (KIA) ont signé un cessez-le-feu en 1994, pour reprendre leurs activités militaires en 2011, avec les mêmes aspirations indépendantistes. La faction armée du Nouvel Etat Mon a signé un cessez-le-feu en 1995. Bien que n’ayant plus les moyens continuer la lutte armée, les Mon poursuivirent leur lutte pour l’autonomie et la reconnaissance par voie légale. Jusqu’ici infructueuse, cette option témoigne néanmoins encore une fois d’une absence de changement idéologique des belligérants. Quant à l’Union Nationale Karen (KNU) et sa faction armée (KNLA), il faudra attendre 2012 pour qu’un accord soit trouvé. Cependant, la lutte armée n’était pas l’unique activité de ces organisations ethniques minoritaires. Certaines d’entre elles avaient bâti de véritables administrations publiques sur les territoires qu’elles occupaient depuis l’indépendance, des systèmes de santé et d’éducation, le tout bâti sur une très forte idéologie indépendantiste.
Ces groupes armés ont également connu des rivalités internes menant parfois à leur fragmentation, qui devint plus tard un objectif à part entière de la stratégie contre-insurrectionnelle de l’Etat central. En 2009, fut mise en place la Border Guard Force, rattachée à l’armée régulière (Tatmadaw), et composée majoritairement de Karens ayant fait défection. Cependant, elle ne parvint pas à drainer les anciens combattants du KNLA en raison de la méfiance généralisée contre tout ce qui émanait du gouvernement.
C’est en 2013, sous l’administration militaire de U Thein Sein, qu’on entrevit un dénouement grâce à la négociation de l’Accord de Cessez-le-feu National (NCA) entre Tatmadaw et 16 groupes armés, première tentative de négociation collective, alors que les accords précédents avaient été négociés ad-hoc. Le NCA prévoyait de mettre fin au conflit en réformant la structure politique du pays. Outre son caractère inclusif, cet accord avait la particularité d’être le fruit d’un processus national, avec un faible degré de facilitation et de médiation de la communauté Internationale, qui le soutint pourtant financièrement. Les signataires acceptèrent de cesser les hostilités et d’acheminer une aide humanitaire aux populations déplacées. Un comité conjoint de surveillance du cessez-le-feu fut également établi. Le succès initial de cet accord reposait sur trois éléments essentiels : premièrement, il n’imposait pas la démilitarisation des groupes armés, qui furent reconnus comme acteurs de la paix au même titre que l’Etat central ; deuxièmement, le NCA reconnaissait le fédéralisme comme fondation de la nouvelle structure politique, encore à négocier ; troisièmement, les points de désaccord seraient reportés à des processus de négociation futurs, afin de ne pas entraver le processus de paix. Cependant, le NCA ne fut pas signé par les groupes ethniques les plus importants, dont les Kachin (KIA) ; les Ta’ang (TNLA) ; le MNDAA ; et les Arakan. Seuls huit des 21 groupes armés du pays recensés en 2016 avaient apposé leur signature lorsque le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi arriva au pouvoir3.
Durant ses années au pouvoir, le parti de la Ligue Nationale pour la Démocratie (NLD), incarné par la super-ministre Aung San Suu Kyi, ne parvint pas à assurer la mise en œuvre du NCA. Tatmadaw ne reconnut le gouvernement civil que parce que l’armée était parvenue, lors de la transition, à maintenir son emprise sur trois ministères régaliens : la Défense, l’Intérieur, et le contrôle des frontières. Elle disposait dès lors d’un levier important pour influencer le processus de paix. Le NLD resta silencieux sur les campagnes militaires menées contre les groupes non-signataires, s’alignant de plus en plus sur les positions de l’armée concernant les conditions à imposer aux autres belligérants. La rhétorique de la ministre Aung San Suu Kyi sur le sort des civils des autres ethnies ( « des enfants refusant d’obéir à leur parents ») vint soudain rappeler le lourd héritage idéologique de la birmanisation; elle fut particulièrement mal reçue par les leaders de ces groupes. Le NLD tenta également de modifier la structure du processus de négociation du NCA, réduisant fortement la participation de nombreux médiateurs et intermédiaires, ce qui laissa les négociateurs du gouvernement sans connaissance du contexte, ou de leurs homologues chez les groupes ethniques, et sans expérience institutionnelle dans le dialogue avec les groupes armés, les rendant ainsi indécis et inefficaces. De plus, la promesse du fédéralisme fut mise au placard, ce qui confirma le manque de volonté de la capitale de s’engager durablement dans le processus de paix.
Le coup d’état de février 2021 et la reprise des hostilités
Le 1er février 2021, Aung San Suu Kyi et le président Win Myint sont arrêtés par l’armée, et les pleins pouvoirs remis au général Min Haung Hlaing qui proclame l’état d’urgence et dissout le parlement. Ce coup d’Etat est motivé par la « nécessité de préserver la stabilité de l’Etat “, sur fond d’accusation d’irrégularités lors des élections nationales de 2020, qui avaient reconduit le NLD au pouvoir.
La vague de protestations contre le coup d’Etat dépassa les frontières ethniques. La répression brutale fit 1500 morts et des milliers de prisonniers dans les 12 mois du régime de la junte. Devant cette violence, les émeutes firent place à des manifestations non-violentes et des actions de désobéissance civile, qui paralysèrent une grande partie des centres urbains. Dans les milieux ruraux, des groupes de résistance armés se formèrent, soutenus notamment par des groupes armés ethniques, et lancèrent des actions de guérilla contre la junte.
Les responsables politiques chassés par le coup d’état formèrent quant à eux le Gouvernement d’Unité Nationale (NUG), appelant à poursuivre la lutte armée contre le régime. Cette People’s Defensive War déclarée contre la junte mena à la formation et à la coalition de plus de 250 groupes armés, qualifiés de Forces de Défense Populaire. Les tentatives de la junte de mettre sur pied des contre-milices demeurèrent aussi infructueuses qu’en 2009. Cependant, seul un petit nombre de ces groupes se trouvèrent sous l’autorité directe du NUG, se contentant de reconnaître sa légitimité. Leur manque d’armement lourd et de coordination ne leur permit pas de mener des attaques à grande échelle contre des objectifs militaires.
Une entente de fait s’est rapidement installée entre groupes armés ethniques et activistes et politiciens du régime déchu, dont beaucoup trouvèrent refuge dans les zones hors de contrôle de la junte. Après avoir d’abord observé l’évolution de la situation et décidé de reprendre la lutte armée, certains groupes équipèrent et entraînèrent les forces de résistance nouvellement créées, allant parfois jusqu’à affirmer leur soutien au NUG. Une large partie des forces de résistances firent donc l’objet, de la part des groupes armés ethniques, d’un véritable “mécénat”, crucial pour leur survie à long terme. Si les groupes les plus puissants tels que les KNLA et KIA ont pu maintenir un certain degré contrôle sur les forces qu’ils nourrissaient, d’autres groupes ethniques furent peu à peu éclipsés par la croissance rapide de ces groupes de résistance, qu’ils avaient contribué à modeler4.
La dynamique de guérilla, en place depuis un an, changea lors d’une offensive éclair, l’Opération 1027, lancée par une alliance de trois groupes ethniques (l’Armée de l’Alliance Démocratique Nationale du Myanmar ; l’Armée de Libération Nationale Ta’ang ; et l’Armée Arakan), qui prit le contrôle de carrefours commerciaux sur la frontière chinoise et de plusieurs villes dans l’état de Sha et infligea à Tatmadaw les défaites les plus importantes de son histoire. Il fallut attendre le 11 janvier 2024 pour qu’un cessez-le-feu, facilité par la Chine, soit signé, mettant fin aux combats. Suivant la même logique qu’au cours des décennies précédentes, l’Armée Arakan rompit l’accord le 13 novembre et poursuivit l’offensive dans l’État de Rakhine, prenant une dizaine de villes clés en quelques mois, et contrôlant bientôt la majeure partie de l’État. Des allégations de pillage et de saccage contre les populations Rohingya y furent documentées, alors que la totalité de la frontière entre le Myanmar et le Bangladesh tombait sous contrôle Arakan.
Dans l’Etat de Kachin, le KIA afficha également de larges succès. Pour continuer à financer son effort de guerre ainsi que son appareil administratif, il mit la main sur l’exploitation des ressources naturelles présentes dans la région, principalement des zones minières de jade, d’or, d’ambre, et de terres rares, qui représentent plusieurs milliards de dollars de revenus annuels. La prise d’infrastructures existantes fut suivie du développement de nouvelles mines, provoquant une forte résistance des populations locales, en raison des effets dévastateurs de ces activités sur l’environnement.
Dans l’Etat de Kayin, les Karens ont atteint une série d’objectifs militaires. Le 10 avril, le KNLA battit l’armée régulière au plus important carrefour commercial, à la frontière avec la Thaïlande, où transitent annuellement plus de 4 milliards de dollars. Cependant, dans ce cas, la stratégie de déploiement de contre-milices de l’Etat central fonctionna dans ce cas; la Border Guard Force, depuis renommée l’Armée Nationale Kayin (KNA), séparée de la KNLA en 1995 pour s’allier à Tatmadaw, reprit le contrôle de la ville quelques jours plus tard, trop soucieuse de préserver ses propres intérêts économiques dans cette zone.
Ces défaites ont eu un impact non négligeable sur le moral des troupes de Tatmadaw, qui doit également affronter la colère de ses propres partisans. Le manque de troupes légères et mobiles empêche l’Etat de réagir et les forces de résistance utilisent désormais des tactiques basées sur l’avantage matériel et technologique, qui faisait jusque-là défaut aux groupes armés, (comme l’utilisation de drones armés)5. Surtout, la perte de la plupart des territoires aux frontières cause un sérieux tort à l’économie de l’Etat central, désormais privé des revenus du commerce transfrontalier, ainsi qu’une dégradation de ses relations avec ses voisins. Cette situation a accru la pression sur la junte militaire, certaines voix ayant publiquement appelé au remplacement de son chef, le Général Ming Aung Hlaing, qui écarte fermement cette possibilité. La situation militaire et politique a donc instauré une mentalité de siège dans les hautes sphères du pouvoir, renforcée par l’impression croissante que la menace posée par les groupes ethniques devient existentielle. Dans ce contexte, il est peu probable qu’un éventuel successeur revoie l’orientation stratégique et politique donnée à son action.
Quel dénouement possible ?
Altérer la dynamique en cours? Il est peu probable que Tatmadaw soit complètement vaincu, en raison d’une part de ses capacités humaines et technologiques, (troupes aguerries, armes à longue portée, véhicules blindés), et d’autre part en raison du soutien continu des puissances voisines comme l’Inde, la Chine, et la Russie qui l’alimentent en carburant et autres ressources non-militaires, contournant les sanctions occidentales à son encontre. Ensuite, si l’objectif du NUG est bien de prendre la capitale, et le contrôle du pays avec le soutien des forces de résistance, les principaux groupes armés restent pour leur part cantonnés à leurs aspirations à autonomie. On peut donc penser que, bien que la consolidation de leur contrôle sur les territoires occupés ne mette pas subitement fin à leur “mécénat”, leur réticence à poursuivre la lutte jusqu’au bout pourrait causer un vide parmi les forces dissidentes. Se pose alors la question de la structure étatique qui donnerait satisfaction aux groupes ethniques. Le renforcement de ces pseudo-administrations régionales est-il un premier pas vers un état fédéral ? Cette piste fut écartée par Aung San Suu Kyi lors des processus de négociation de paix sous son mandat, mais elle est désormais maintenant considérée avec sympathie par les membres de son ancien parti ayant rejoint le NUG, comme le démontre le projet de cadre constitutionnel, la Federal Democracy Charter, publiée en avril 2021. Tout en ayant le mérite de reconnaître leur contribution, ce projet arrive tard. En effet, l’objectif d’autonomie des principaux groupes armées et de facto atteint, couplé parfois à une expansion territoriale, et accepter cette charte reviendrait à rendre une partie de ces territoires, ce que les groupes armés sont probablement peu enclins à faire. De plus, un degré élevé de méfiance subsiste entre ces groupes minoritaires et l’ethnie birmane, que la politique d’homogénéisation discriminatoire bâtie sur des décennies ne peut effacer en trois ans. En l’occurrence, la puissante Armée Arakan souhaite que l’état de Rakhine se voie octroyer un statut confédéral, intégré au Myanmar, mais disposant de son propre système politique, de son armée, de sa police, de ses services sociaux, de son système judiciaire, etc. Cette approche est également envisagée par les groupes ethniques qui ont adopté une rhétorique fédéraliste, comme le MNDAA dans l’état de Shan, le TNLA dans l’état de Ta’ang, ou les Karens dans le Kayin6. Cette dynamique a fini même par séduire les milices pro-Tatmadaw, comme le KNA qui coupa ses liens avec le régime en janvier 2024 afin de consolider son contrôle sur son enclave à la frontière thaïlandaise7. Cette volonté d’autonomie atteint même des sous-régions à population majoritairement birmane, telles Magway, Sagaing et Tanintharyi, où les politiciens issus des forces de résistance collaborent avec la société civile pour mettre sur pied des systèmes d’administrations indépendantes. On assiste donc davantage à une évolution des trajectoires d’autonomie existantes, qu’à une unification progressive.
Situation humanitaire et instances internationales
La communauté internationale a exprimé de vives inquiétudes sur l’aggravation de la situation humanitaire. Lors d’une réunion du Conseil de Sécurité en avril 2024 la Représentante d’OCHA (le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU) a souligné la gravité de la situation humanitaire au Myanmar . La violence des combats a déplacé 2,8 millions de personnes, en grande majorité depuis le coup d’État de 2021. L’ insécurité alimentaire toucherait, en 2024, près de 13 millions de personnes, et que le nombre total de personnes nécessitant une aide humanitaire s’élève à 18,6 millions, soit 19 fois plus qu’en février 2021. Signe du manque d’attention de la communauté Internationale, le Plan de réponse humanitaire de 2024 pour le Myanmar n’a reçu que 4% de son financement. De plus, 155 travailleurs humanitaires avaient été arrêtés entre 2022 et 2024, par les différentes parties8.
Dans sa résolution 2669 de décembre 2022, le Conseil de Sécurité exigeait l’arrêt immédiat des hostilités ; demandait la libération d’Aung San Suu Kyi ; une meilleure coopération avec l’Envoyée spéciale des Nations Unies au Myanmar et l’Envoyé Spécial de l’ASEAN ; ainsi que de s’attaquer aux causes profondes des violences touchant le peuple rohingya9. Cependant, le manque de suivi de cette résolution fut critiqué par plusieurs pays, dont le Bangladesh qui déplorait en avril 2024 que le poste d’envoyé spécial soit resté vacant pendant près d’un an et que le poste de coordonnateur de l’action humanitaire le soit aussi depuis longtemps.
Un dénouement ne viendra probablement pas des mécanismes onusiens, alors que l’accès des acteurs humanitaires internationaux est fortement restreint et que le conflit fait l’objet de tensions entre les grandes puissances. En effet, le respect de la souveraineté nationale et de la non-interférence ont été invoqués par la Chine et la Russie, cette dernière critiquant le soutien politique des pays occidentaux aux forces de résistance. La levée des sanctions occidentales est conditionnée au retour au pouvoir du gouvernement élu et l’ASEAN a écarté la junte du processus de dialogue. Cela a favorisé la prise d’initiative bilatérale des voisins du Myanmar comme la Thaïlande, plus encline à inclure Tatmadaw dans les négociations10. Le processus de paix a donc bifurqué dans différentes directions entre niveaux de négociation international, régional, et bilatéral, ce qui risque faire stagner la situation tactique et surtout humanitaire.
Conclusion
Les facteurs à l’origine du conflit sont multiples et anciens. La colonisation britannique a initié les clivages ethniques en faisant de l’incorporation de certaines ethnies non birmanes dans l’armée le symbole de leur statut social supérieur. L’occupation japonaise a pour sa part instrumentalisé et armé les nationalistes birmans. Ce nationalisme désormais dominant, à travers une politique d’unification ethnoculturelle du territoire national, a renforcé l’antagonisme préexistant entre birmans et groupes minoritaires. Les aspirations identitaires de ces derniers se sont traduites dès l’indépendance, en volonté d’autonomie : le Myanmar n’a jamais été complètement unifié. La transition vers un gouvernement civil, porteuse de tant d’espoirs pour l’établissement de la démocratie, n’a pas permis d’endiguer le conflit ou de faire progresser le dialogue. Pire, elle a renforcé l’idéologie ethnoculturelle comme en témoigne le sort de la population Rohingya. Le retour de la junte a relancé les hostilités, et donné cette fois l’avantage aux groupes armés ethniques. Ceux-ci sont désormais en passe de réaliser leurs objectifs militaires et politiques, qui contrecarrent les plans fédéralistes du gouvernement en exil (NUG). La communauté internationale s’avère pour l’instant incapable ou peu soucieuse de contribuer au dénouement de ce conflit. Ses tentatives de déléguer le processus de paix au niveau régional restent pour l’instant un échec. Il reste à voir si et comment la situation militaire sur le terrain permettra de ramener les acteurs à la table des négociations, mais les aspirations d’autonomie des uns face au manque de capacités des autres laissent prévoir un enlisement sur le long terme.
Le sort des Rohingyas, considérés par les Nations Unies comme la minorité ethnique la plus persécutée au monde, fera l’objet d’un article qui leur est dédié.
Rédigé par Quentin Moussebois, APNU Jeunes
Récapitulatif chronologique
19ème siècle : colonisation britannique
1942 : début de l’occupation japonaise
1945 : restitution de l’autorité coloniale britannique
1948 : indépendance de la Birmanie. U Nu est le Premier ministre jusqu’en 1962. Le pays connaît une relative prospérité.
1962 : coup d’État militaire introduisant la dictature à parti unique et le lancement de la birmanisation. Gouvernement hybride, incluant des civils.
1988 : à la suite de manifestations appelant à l’établissement de la démocratie, la junte militaire renverse le gouvernement et le remplace majoritairement par des militaires. La Birmanie devient le Myanmar.
1990-2010 : série de cessez-le-feu ad-hoc signés entre l’état central et les groupes ethniques armés.
2011 : l’armée organise des élections (contestées), remportées par le Parti de l’Union, de la solidarité et du progrès, composé majoritairement d’anciens militaires et soutenu par Matmadaw.
2013 : négociation et signature de l’Accord National de Cessez-le-feu entre le gouvernement et une partie des groupes armés.
2015 : le parti de la Ligue Nationale pour la Démocratie, d’Aung San Suu Kyi remporte les élections et forme un gouvernement avec l’armée.
2021 : coup d’état de la junte militaire, renversant le gouvernement fraîchement réélu. Ses membres en fuite fondent le NUG, rejoint par une partie de la population insurgée et soutenu par les groupes ethniques armés.
2024 : les groupes armés contrôlent une grande partie du territoire national et la plupart des frontières.