Les Nations Unies incapables d’empêcher une guerre avec l’Iran
Carte blanche de Pierre Goldschmidt
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Le 16 juin dernier, l’APNU m’a demandé de contribuer à son prochain bulletin « pour éclairer les différents aspects du rôle de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) dans le dossier iranien ». J’étais en voyage dans le grand Nord et dans l’impossibilité de rédiger quoi que ce soit.
A peine rentré, j’apprends que les Etats-Unis ont lancé des bombes GBU-57 sur trois installations nucléaires en Iran situées à Fordo, Natanz et Ispahan. Ces bombes seraient capables de pénétrer 18 mètres de béton ou 61 mètres de terre avant d’exploser. Il reste à voir si elles ont pu détruire les centrifugeuses de Fordo qui se trouvent à environ 80 mètres sous terre. Nous en saurons plus dans les jours qui viennent.
Il y a plus de vingt ans que le Département des Garanties de l’AIEA a commencé à mettre en évidence le programme nucléaire non déclaré de l’Iran. Le 10 novembre 2003, un rapport accablant était envoyé au Conseil des Gouverneurs de l’AIEA, indiquant que l’Iran maîtrisait notamment le processus d’enrichissement de l’uranium, qui a des applications civiles et militaires, et qu’il avait « développé, depuis 18 ans, un programme d’enrichissement par centrifugation de l’uranium et, depuis 12 ans, un programme d’enrichissement par laser » sans en informer l’Agence. Tout ceci alors que, dans les années 1980, l’Iran, en guerre avec l’Irak, n’avait aucun projet de construction de centrales nucléaires, celle en construction à Bushehr du temps du Chah ayant été détruite par l’aviation irakienne.
Toutes les conditions étaient donc réunies pour déclarer l’Iran « en violation » de son Accord de Garanties Généralisées (AGG) et pour référer le cas au Conseil de Sécurité des Nations unies (CSNU) ainsi que le prévoit le statut de l’AIEA. Cela ne s’est hélas pas produit.
Si cela avait été le cas, le CSNU aurait pu adopter une résolution juridiquement contraignante interdisant notamment à l’Iran toute activité relative à l’enrichissement de l’uranium (y compris la production d’UF6) et au retraitement des combustibles irradiés, comme l’avait demandé le Conseil des Gouverneurs de l’AIEA dans une résolution adoptée à l’unanimité le 12 septembre 2003. Rappelons qu’à l’époque la Russie et la Chine ne s’opposaient pas de façon systématique aux propositions de résolutions initiées par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni, en particulier dans le domaine de la non-prolifération nucléaire.
Le fait que l’Iran n’ait pas été officiellement déclaré en « violation » de ses Accords de Garanties en novembre 2003 a retardé de trois ans l’adoption par le CSNU d’une résolution au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies rendant juridiquement contraignante la suspension jusque-là volontaire des activités de l’Iran liées à l’enrichissement. Ce retard a eu des conséquences importantes sur la situation en Iran et sur l’évolution future de la diplomatie nucléaire.
En effet, en 2003, l’installation de conversion d’uranium d’Ispahan n’était pas encore opérationnelle, l’Iran ne possédait pas de stock significatif d’hexafluorure d’uranium (UF6) et aucun uranium enrichi n’avait été produit à l’usine d’enrichissement de Natanz. Trois ans plus tard, l’Iran avait réussi à acquérir une expertise dans presque tous les aspects du cycle du combustible nucléaire et produisait de l’uranium enrichi à Natanz.
Ce n’est qu’à ce moment, en décembre 2006, que le CSNU a adopté, au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, la résolution 1737 faisant de la suspension de « toutes les activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche-développement, sous vérification de l’AIEA » une obligation légale.
Nonobstant les résolutions du Conseil des Gouverneurs et du Conseil de Sécurité, l’Iran n’a pas durablement suspendu ses activités liées à l’enrichissement.
Il n’est pas possible ici de décrire toutes les péripéties du développement du programme nucléaire iranien et des investigations et mises en garde répétées de l’AIEA au cours des vingt années suivantes. Rappelons seulement que le 14 juillet 2015, un « Plan d’Action Global Commun » (PAGC) fut conclu entre l’Iran et les P5+1 (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie plus Allemagne). Le PAGC est un accord détaillé de 159 pages, dont l’AIEA est chargée de vérifier le respect par l’Iran des dispositions relatives aux aspects nucléaires.
L’objectif du PAGC était de garantir que l’Iran ne développerait pas de capacité nucléaire militaire au cours des quinze années suivantes et que, s’il exerçait son droit de se retirer du TNP, il lui faudrait au moins un an, au lieu de trois mois, pour obtenir les matières fissiles nécessaires à la fabrication d’une seule arme nucléaire.
Il s’agit d’un accord politique (adopté aux Etats-Unis au titre d’un « Executive Order ») et non d’un traité. C’est ce qui a permis à Donald Trump, une fois devenu président, de tenir ses paroles électorales et, le 8 mai 2018, d’annoncer le retrait unilatéral des États-Unis du PAGC. Ce fut une grave erreur même si cet accord était imparfait. Le pari de Donald Trump était qu’en accroissant les sanctions économiques imposées à l’Iran, il parviendrait à négocier un nouvel accord plus contraignant que celui conclu par Obama.
Le PAGC stipule que :
- à partir du 18 octobre 2023, l’Iran peut mener des activités liées « aux missiles balistiques conçus pour pouvoir emporter des armes nucléaires » ; et que
- le 18 octobre 2025 est « la date d’extinction de la résolution du Conseil de sécurité [et] la date à laquelle la résolution approuvant le présent Plan d’action prend fin, […] sous réserve que les dispositions de résolutions antérieures n’aient pas été rétablies ».
Cette dernière phrase fait référence à la seule façon pour l’UE d’empêcher ces échéances : l’activation des « snap-back sanctions ». Il s’agit d’un mécanisme très original qui permet, en cas de violation de l’Accord par l’Iran, à tout autre signataire de porter la question au CSNU. Celui-ci devra répondre à une et une seule question : faut-il maintenir la suspension des résolutions antérieures du CSNU relatives à l’Iran ? Il suffit donc qu’un seul des membres permanents du CSNU utilise son droit de veto pour que les sanctions onusiennes antérieures redeviennent automatiquement applicables.
La France, le Royaume-Uni et l’Allemagne (les UE3) n’ont pas jusqu’ici appliqué les snap-back sanctions. Seront-ils disposés à le faire avant l’échéance d’octobre 2025 ?
Venons-en aux derniers événements.
Le 31 mai 2025 l’AIEA a diffusé son dernier rapport sur l’Iran. Il est accablant et montre que l’Agence accompli un travail remarquable dans des conditions difficiles. Ainsi « depuis plusieurs années, l’Iran utilise l’annulation de la désignation d’inspecteurs expérimentés d’une manière qui compromet la capacité de l’Agence à mener des activités de vérification qui soient efficaces et efficientes. »
Ce rapport souligne aussi que l’Iran refuse d’appliquer un accord signé en 2003 prévoyant que les renseignements descriptifs concernant toute nouvelle installation nucléaire doivent être communiqués à l’Agence dès qu’est prise la décision de construire une installation ou d’en autoriser la construction. Ce refus « réduit considérablement la capacité de l’Agence à vérifier si le programme nucléaire de l’Iran est entièrement pacifique ».
Il faut aussi savoir que depuis plus de 20 ans l’Iran refuse de ratifier le Protocol Additionnel aux Accords de Garanties Généralisés, donnant à l’AIEA des droits d’investigations supplémentaires. Sans Protocol Additionnel il est impossible pour l’Agence de conclure qu’il n’y a pas d’activités nucléaires non déclarées dans un pays.
Sur base du rapport du 31 mai 2025, le Conseil des Gouverneurs a adopté le 12 juin 2025 une résolution dont voici un extrait :
Le Conseil des gouverneurs,
Préoccupé par le fait que l’Agence se trouve dans une impasse en ce qui concerne le règlement de ces questions,
4. Estime également, conformément à l’article 19 de l’Accord de garanties généralisées de l’Iran (document INFCIRC/214), que l’Agence n’est pas à même de vérifier que les matières qui doivent être soumises aux garanties en vertu de l’Accord n’ont pas été détournées vers des armes nucléaires ou d’autres dispositifs explosifs nucléaires ;
5. Estime également que le fait que le Directeur général, comme indiqué dans le document GOV/2025/25, ne puisse pas donner l’assurance que le programme nucléaire de l’Iran est exclusivement pacifique soulève des questions qui relèvent de la compétence du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, organe auquel incombe la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales, conformément à l’article III.B.4 du Statut de l’Agence, et exprime sa grave préoccupation à cet égard ;
10. Demande à l’Iran de mettre fin d’urgence au non-respect de son accord de garanties en prenant toutes les mesures jugées nécessaires par l’Agence et le Conseil, afin que le Directeur général puisse donner les assurances nécessaires quant à l’exactitude et à l’exhaustivité des déclarations de l’Iran au regard de son accord de garanties ;
11. Souligne son appui à une solution diplomatique aux problèmes posés par le programme nucléaire iranien, y compris les pourparlers entre les États-Unis et l’Iran, conduisant à un accord qui réponde à toutes les préoccupations internationales liées aux activités nucléaires de l’Iran, encourageant toutes les parties à s’engager de manière constructive dans la diplomatie ;
Il est consternant que sur base du dernier rapport de l’Agence, le Conseil des Gouverneurs de l’AIEA n’ait pas déclaré explicitement l’Iran en violation de ses Accords de Garantie, et référé le cas au Conseil de Sécurité des Nations Unies comme le prévoient les statuts de l’Agence.
L’incapacité des membres permanents du Conseil de Sécurité (qui siègent au Conseil des Gouverneures de l’AIEA) à prendre des décisions de nature à dissuader l’Iran de poursuivre un programme nucléaire qui n’a aucun sens s’il n’est pas à finalité militaire, a peut-être déterminé Israël et les Etats-Unis à attaquer plusieurs sites nucléaires iraniens (mais pas les centrales nucléaires).
On peut redouter qu’en réaction l’Iran notifie prochainement au Conseil de Sécurité son retrait du TNP. Ce n’est dans l’intérêt de personne, pas même de l’Iran. Mais il faut bien constater qu’actuellement bien des chefs d’états prennent des décisions contraires au bien-être de leur peuple.
Seul l’avenir nous dira si l’intervention américaine en Iran fut une bonne ou une mauvaise décision !
Pierre Goldschmidt
Ancien Directeur Général-adjoint de l’AIEA
Le 23 juin 2025