Où allons-nous ?
Carte blanche de François d’Adesky
Nous vivons dans un monde en profond bouleversement : transitions environnementales et numériques, irruption de l’intelligence artificielle, confrontation entre espaces démocratiques et autocratiques, ainsi que tensions économiques et géopolitiques, y compris dans les tarifs douaniers, remises en cause du droit international et conflits sur plusieurs fronts, du Moyen-Orient à l’Europe de l’Est.
Face à ce chaos, beaucoup s’interrogent. Certains s’étonnent de l’impuissance apparente de l’ONU, créée en 1945 pour préserver la paix. D’autres y voient la montée des replis identitaires et nationalistes, qui nourrissent la défiance du « Sud global » envers l’Occident et son modèle de démocratie libérale.
Je doute toutefois que la « détestation de l’Occident » explique tout. La démocratie libérale reste attractive et une grande partie des populations du Sud aspire au niveau de bien-être atteint en Occident. Pour mieux comprendre l’état du monde, il est opportun de se demander d’abord : d’où venons-nous ?
Pendant cinq siècles, l’Occident a exercé une domination planétaire. Une date symbolique : le 3 février 1509, lorsque la flotte portugaise remporta la bataille navale de Diu (Inde) contre une très large coalition asiatique et moyen-orientale, assistée techniquement par les républiques de Venise et de Raguse. Cette victoire permit au Portugal de s’emparer de points stratégiques de l’océan Indien — Mombasa, l’archipel de Socotra, Mascate, Ormuz, Goa, Ceylan, Malacca — et de détourner vers la mer le commerce de la soie et des épices, jusqu’alors par voie terrestre et contrôlé par Chinois, Arabes, Turcs et Vénitiens. Ce fut le début d’une domination européenne sur l’Asie, puis sur le reste du monde.
La motivation première des puissances occidentales fut mercantile. Elles se livrèrent à une lutte fratricide pour la maîtrise du commerce international et l’expansion coloniale. Outre le Portugal, d’autres puissances européennes participèrent à cet impérialisme colonial : Espagne, Hollande, Angleterre, France, Belgique, Italie et Allemagne. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis prirent la place du leader occidental incontesté.
L’expansion occidentale suscita des résistances. La décolonisation, dans la seconde moitié du XXᵉ siècle, lança l’émancipation politique des peuples afro-asiatiques, mais la domination ne cessa vraiment qu’à la suite d’un bouleversement économique majeur. La crise financière de 2007-2008, née de dérégulations et de comportements spéculatifs, transforma profondément l’économie mondiale en révélant la fragilité du modèle occidental. Les grandes économies émergentes — les BRICS et d’autres — étaient désormais incontournables pour la croissance et la création de richesse.
En réponse, le 2 avril 2009, à Londres, les dirigeants des vingt plus grandes économies (G20) se réunirent sur un pied d’égalité pour coordonner une réponse planétaire. Pour la première fois, anciens maîtres et anciens colonisés siégèrent ensemble, et cet épisode marqua symboliquement la fin de la domination exclusive de l’Occident.
L’aide apportée par ces puissances émergentes fut conditionnée à des engagements occidentaux : modifier l’architecture financière et institutionnelle internationale — aux niveaux du FMI, de la Banque mondiale et plus largement de l’ONU — pour mieux intégrer le nouveau poids du Sud. Seize ans après Londres, beaucoup de ces promesses restent partiellement tenues, sinon lettre morte, nourrissant la défiance et, partant, la réelle détestation du Sud vis-à-vis du « Nord collectif ».
Quelle voie pour sortir du chaos ambiant ? Observons qu’au long des cinq derniers siècles, l’appât du gain et le matérialisme ont largement animé les relations internationales, provoquant conflits et injustices. Il semble donc pertinent d’envisager une alternative de fond : un recentrage sur la spiritualité et l’humanisme comme principes orientant l’action collective. L’Europe, en s’autonomisant des États-Unis et en renouant avec cet héritage humaniste, pourrait se porter comme championne d’une telle orientation, attractive pour nombre de pays du Sud rebutés par le matérialisme et le consumérisme triomphants.
Concrètement, la spiritualité civique pourrait alimenter une réforme audacieuse des institutions internationales. Une option serait de substituer à l’actuel Conseil de sécurité de l’ONU une instance plus représentative comme le G20, qui fonctionne sans droit de veto et où les décisions se prennent par consensus ou par majorité qualifiée. Cette transformation requiert une masse critique de pays motivés à effectuer cette réforme. On la trouve dans l’alliance impérative entre l’Union européenne (UE) et l’Union africaine (UA), deux ensembles complémentaires membres du G20 et regroupant plus de 80 pays. Mais ces deux structures d’intégration continentales, si elles restent isolées et sans défenses autonomes, seraient vulnérables face à des puissances autoritaires à visée impérialiste.
Europe et Afrique, parentes et voisines, partagent des histoires entrelacées ; les blessures de la colonisation peuvent trouver un chemin de réconciliation à travers une écriture commune du passé, la reconnaissance des torts et des actes de solidarité déjà existants. En effet, on oublie trop souvent que l’Europe est le plus grand investisseur en Afrique et son plus important donateur. Une Afrique, berceau de l’humanité, peut parfaitement dialoguer avec une Europe retrouvant son humanisme.
Le partenariat d’égal à égal entre une Europe « spirituelle » et une Afrique « spirituelle », symbolisé dans l’abréviation « EurAfrique » avec un grand E et un grand A pour bien signifier l’égalité et ayant le pourtour méditerranéen pour pivot, pourrait enclencher le véritable démarrage d’un monde multipolaire plus solidaire. C’est par ce partenariat, par des réformes institutionnelles au plan mondial et avec des actions concrètes — gouvernance financière plus représentative, programmes culturels et éducatifs partagés, partenariats économiques responsables — que l’on pourra bâtir une multipolarité pacifique fondée sur la dignité humaine.
Pour rendre ces idées opérantes, il faut des étapes concrètes. D’abord, rééquilibrer la représentation au FMI et à la Banque mondiale pour tenir compte du poids des économies émergentes, renforcer la transparence et créer des mécanismes de contrôle démocratique donnant plus de poids aux pays du Sud. Ensuite, moderniser l’architecture de l’ONU : mandats clarifiés, mécanismes de décision plus représentatifs et institutions mieux adaptées au nouveau monde interdépendant du XXIᵉ siècle et aux défis globaux.
Sur le plan mémoriel et culturel de l’EurAfrique, il faudrait instituer une commission conjointe des deux continents pour écrire une histoire partagée de la colonisation et de la décolonisation, prévoir des restitutions quand nécessaire et développer des programmes éducatifs et des échanges culturels pour les jeunes. Parallèlement, bâtir des partenariats économiques justes, fondés sur le transfert de technologies durables, des investissements responsables et des politiques commerciales équitables.
Ce partenariat spirituel eurafricain irradierait le monde en promouvant une « diplomatie de la spiritualité » — centrée sur la dignité humaine, la solidarité et la responsabilité collective — qui permettrait d’irriguer les politiques publiques et la coopération internationale. Ces transformations exigeront courage politique et patience. L’alliance de l’Europe et de l’Afrique est inscrite dans l’histoire. Il ne s’agit pas d’une utopie : il s’agit d’un chantier mêlant réformes institutionnelles, justice mémorielle, coopération économique durable et effort civique, afin que les peuples retrouvent confiance dans un ordre mondial rénové et juste !